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Alpinisme au Groënland Eté 2001

Par Alain Dutrevis

L'attrait du Grand Nord nous décide à retourner au Groenland. Terrible désert de glace (l'Inlandsis), le Groenland a la forme d'une vaste cuvette. Au centre, le sol, écrasé sous 3000 m de glace, se trouve à une altitude quasi nulle. Les bords se relèvent en gigantesques massifs entre 1000 et 3700 m d'altitude, coupés par des fjords d'une beauté inégalée, pouvant s'étendre sur 300 Km, avec microclimat assez doux (en été). Les sommets, souvent vierges, sont défendus par un accès difficile, d'énormes crevasses, une neige instable. L'engagement est total, loin de tout secours.

Nous optons pour la péninsule Wegener, côte Ouest, 71°N. Massif difficile à l'ouest, plus facile au centre. Wegener, théoricien, raillé à l'époque, de la dérive des continents, est mort en 1930 sur l'Inlandsis, revenant d'une expédition de secours à sa station d'Eismitte. Documents : carte 1/250 000 ; compte rendu expédition Airoldi 1966 (Mario Fantin, Montagne di Groenlandia). C'est tout !

 

Partis de Paris, à douze, le 20 Juillet à 17 h, nous quittons l'aéroport d'Ilulissat vers 23h. Nous campons à mi-chemin de la ville ; le soleil illumine les icebergs. Le pays a beaucoup évolué depuis P.E. Victor. Ilulissat compte 4 000 habitants, vivant de la pêche (poisson, crevettes). Randonnée le 22 sur le massif désert au Nord, dominant le glacier Isfjord : largeur 5 Km, avance 30 m/Jour, débit 70 millions de tonnes/Jour. Icebergs monstrueux sur Disko.

 

Embarquement le 25 en paquebot à 8h. Nous louvoyons 1h dans les glaces. Puis détroit de Vaigat, contournement des montagnes de Nugssuaq. Retardé par un iceberg, le navire nous débarque vers 23h. La ville d'Uummannaq est située sur une île rocheuse de 12 Km², dominée par un piton de gneiss rose (1175 m). 2 500 habitants, 5 000 chiens. Résidant ici, Jean-Michel Huctin nous a trouvé trois canots à moteur hors-bord non ponté, pour gagner Wegener à 65 km. Etrange sensation de voler au ras des flots à 50 Km/h, parmi les glaces. Dômes illuminés par le soleil de minuit, falaise de 1 000 m. Arrivés congelés, nous montons les tentes vers 3h du matin. Beau site désert, plage privée, eau douce, pêche et baleines ! Nous avons 20 jours d'autonomie.

Le 26, reconnaissance ; Le glacier a perdu 300 m en altitude, dénudant une méchante barre rocheuse. Le 27, montée d'une charge au camp 2, qui sera installé le lendemain. Le 29, ascension du 1560. Dangereux blocs en face Sud. Vue exceptionnelle. Le 31 face Nord neigeuse du 1833. Nous stoppons vers 1600 m, la neige est trop instable sur les pentes terminales. Très belle course toutefois. Le 1er août, dur transfert vers le massif Ouest, à 12 Km. Terrain épuisant, semé de blocs. En récompense, camp 3, situé à 200 m du fjord Nord, face à la péninsule de Qioqe.

Le lendemain, longue reconnaissance du cirque glaciaire ; site surprenant, falaises de 1 000 m, surmontées par des arêtes de gneiss brisées par le gel. Colonnes branlantes, tours ruinées, châteaux forts, habités par les démons groenlandais, les Tupideks. Les jours de tempête, ils poursuivent l'alpiniste égaré par leurs hurlements de damnés. Rassurons-nous : il fait beau.

A deux cordées de quatre, nous tentons le 3 août le glacier Ouest : seul accès envisageable, mais barré d'un impressionnant mur de glace. Alain, en tête, trouve un passage en Z : pente soutenue, puis virage sur crevasses. Le second virage, vertigineux, justifie la pose d'une broche. Le glacier supérieur, enneigé, facile, mène au col à 1300 m. Las, ma cordée stoppe brutalement ; Je ne vois de François que son bonnet ; Il est tombé dans une crevasse invisible. On applique la consigne : ma cordée le bloque ; l'autre cordée revient et manœuvre pour le tirer de là.

 

Au col, émouvante découverte : deux coins d'escalade en peuplier et trois bouteilles de gaz, abandonnées probablement par Airoldi en 1966. Nous gagnons l'antécime du 1727. La tour sommitale est trop dangereuse. Le soleil vire vers le Nord. Il illumine un paysage fantastique, dans l'éblouissante lumière du Grand Nord : au Sud, le 1922 (encore vierge ?) ; à l'Ouest, l'océan, ses icebergs, les montagnes polaires d'Upernivik ; à l'est, l'Inlandsis. Retour au camp vers 3h30 (18h de course !).
Revenus au camp 2, nous installons le camp 4 sur glace sous le 1740, à 1000 m. Le lendemain, interminable ascension du 1610. Alain trace. La pente, débonnaire, dissimule de grosses crevasses. La dernière, la pire, se passera à plat ventre. Déjeuner sur un îlot rocheux dominant la fantastique face Nord et le glacier Kangerdluarssup, affreusement crevassé. Je reprends la trace, en neige pourrie. Mes 60 Kg passent, mais mes seconds plongent trop souvent dans la sous-couche. Enfin sur le 1610 (en fait plus de 1700), le panorama défie toute description : hautes montagnes à l'Ouest, et immense néant de glace à l'Est (l'Inlandsis n'est qu'à 10 Km). Le soleil, bas, ne se couche pas. Impression d'être sur une planète inconnue, hostile.
Retour le 13. Vaine attente toute la journée au camp 1. Devrons-nous déclencher notre balise Sarsat ? Nos canots finissent par arriver. Ils ont changé un moteur et tué un phoque ! Il est dépecé. Une partie, cuite sur feu de bois flotté, est dévorée illico. Nous embarquons, ayant perdu toute notion de l'heure. Le fjord, brumeux, est glacial. A mi-chemin, changement brutal de cap : nous partons plein gaz à la poursuite d'un groupe de baleines. Photos (difficiles !). Enfin à Uummannaq, nous aurons le 14 un festin de flétan et de baleine chez Jean-Michel. Retour à Ilulissat dans la " nuit " du 15 au 16 août.
 

Nous reprenons l'avion le 20. Profitant de l'escale à Kangerlussuaq (ex base nucléaire de Sondre Sromfjord) nous explorons la toundra. L'hiver revient : neige à 600 m, température +6°C. mais myrtilles abondantes. Bœufs musqués sur l'autre rive du fleuve. Puis Marc et Christine tombent nez à nez avec une mère et son petit, en pleine sieste. L'animal, impressionnant de près, a la bonté de ne pas charger. Repli prudent. La rencontre de ces animaux préhistoriques est un temps fort du voyage. Réminiscence de nos lointains ancêtres chasseurs ? 

Dans l'avion pour Copenhague, c'est notre première nuit depuis un mois. Avec une étrange lueur très loin au Nord, vers le soleil de Minuit.

Pierre Chanel, CAF de Villefranche /S, Pommiers, Octobre 2001.

Note : Pour répondre à une question fréquente, les conditions climatiques dans les massifs concernés, en été, sont comparables à celles des Alpes, mais 2000 m plus haut. Le moindre 1500 ressemble à un 3500, voire un 4000 m en France. Variations brutales possibles. Climat plus doux au Sud, mais tempêtes et pluies fréquentes. En automne, les choses se gâtent ; et en hiver, la température descend bien en dessous de - 25° C sur la côte, et - 40°, plus à l'intérieur.

Nos archives : Archives Italiennes : Eté 1966

 

La Péninsule de Wegener, explorée par les Italiens de Carate Brianza.

Texte de : Giuseppe Cazzaniga - Expédition "Ville de Carate" Groënland '66. Récit original.

(Extrait de "Montagne di Groenlandia"; Mario Fantin, aux éditions Tamari, Bologne septembre 1969.)

Cela faisait déjà quelque temps que dans nos réunions ou durant nos ascensions, l'on ressentait parmi nous la capacité d'effectuer une expédition d'alpinisme extra européenne. Mais les nombreuses difficultés d'organisation de cette expédition freinaient notre enthousiasme. En été 1965 nous prîmes conscience que notre projet avait mûri.

Il fallait par conséquent se décider sur le choix de la zone. La réussite de l'expédition milanaise "Groenland 1965", la possibilité (sauf imprévus) d'accomplir le long voyage rapidement, le désir d'aller dans une zone d'alpinisme méconnue et, par dessus tout, la certitude de pouvoir transporter notre matériel en limitant nos frais, tout cela nous indiqua le Groenland comme étant la zone la plus propice.

 

Guido Della Torre (chef d'expédition des Milanais) nous donna entre autre une photo et diverses indications très utiles sur le Groenland. On choisit comme zone d'opérations la Péninsule Alfred Wegener, située sur les côtes occidentales à 71° et 10 'de latitude nord. Après avoir demandé et obtenu les autorisations (par le Consulat Danois à Milan), nous prîmes contact avec monsieur Due Pedersen, chef de la police des districts d'Umanak dont la juridiction s'étend à la Péninsule Wegener.

A cette aimable personne (qui nous fut d'une grande aide) nous demandâmes de pouvoir nous réserver les bateaux pour le voyage d'Umanak vers la Péninsule Wegener. Cela eu le mérite d'avoir des renseignements précis, vers fin avril 1966, et l'on pu alors envoyer environ 7 quintaux de matériel et de vivres. A ce moment, on entrait dans le vif du sujet. Entre les leçons des cours printaniers d'escalade organisés par la Section de Carate Brianza de l'école d'alpinisme Mario Dell'Oro, qui nous vit tous engagés en qualité d'instructeurs, et les entraînements accomplis sur place, nous ne vîmes pas arriver la dernière semaine, et le jour du départ fixé pour le 21 Juillet.

 

Le journal : Aéroports de Linate, 13h20. Après avoir salué les parents, les amis, et le vice-président général du C.A.I. Central Bozzoli-Parasacchic, nous partons avec un vol de la S.A.S. pour Copenhague. Chef expédition : Pier Luigi Airoldi (C.A.A.I Instr.Naz.Gruppo Ragni et C.A.I. Sez. de Lecco et de Carate B.) ; Pier Luigi Bernasconi (C.A.A.I. Sez. C.A.I. de Como) ; Giuseppe Cazzaniga (Guide de haute montagne et C.A.I. Sez. Carate B.);Bruno Gallium (C.A.I. Sez. Carate B.) ; Ettore Villa (C.A.I. Sez. Carate B.).

Le groupe associe des alpinistes renommés comme Airoldi et Bernasconi qui ont l'expérience d'autres expéditions en Alaska et dans les Andes, et de jeunes grimpeurs de qualité comme Villa et Galli, impatients de s'expérimenter en dehors des Alpes. Nous arrivons à Copenhague après environ une heure et quarante minutes de vol. Ici ce n'est pas le même fuseau horaire, par conséquent nous retardons nos pendules d'une heure.

 

22 Juillet - Parti de Copenhague avec un DC8, il fallu cinq heures pour atteindre Söndre Strömfjord, aéroport intercontinental groenlandais, situé sur le cercle polaire. Nous faisons alors connaissance avec la claire nuit polaire. En effet, il fait jour à 23 heures et j'écris ces notes à la lumière naturelle (l'horloge est en retard de 4 heures par rapport à notre fuseau horaire ! Note M.F.).

23 Juillet - Avec un gros hélicoptère des lignes aériennes groenlandaises nous arrivons à Egedesminde, une des plus importantes villes du Groenland. Le vol rasant de l'hélicoptère par une belle journée de soleil nous donne la possibilité d'admirer le magnifique et intéressant panorama qui défile à nos pieds. Innombrables petits lacs, fjords longs et profonds, placides fleuves qui descendent en serpentant vers la mer avec des rivages parallèles donnant l'illusion de grandes routes, rennes qui paissent et au loin les premiers icebergs qui émergent majestueusement des eaux. À Egedesminde, nous nous arrêtons jusqu'au 25 Juillet en attente du bateau qui doit nous emmener à Umanak. L'arrêt forcé nous rend impatients mais n'attaque pas notre moral. Nous embarquons. A 15 heures on appareille. Le voyage dans une mer calme est rendu intéressant par un arrêt dans un village qui s'appelle Qunenguak.

Le 26, le bateau arrive à Umanak après avoir louvoyé dans une petite barrière de glace. Dans la population qui habituellement vient saluer les arrivées et les départs des bateaux, il y a les membres de l'expédition "Ville de Tortona" et les époux Pedersen. Monsieur Pedersen, en plus d'avoir pris soin de notre matériel envoyé auparavant et de nous avoir loué des bateaux, a pensé à nous procurer un lit pour la nuit, en nous faisant loger dans un appartement habituellement occupé par des enseignants des écoles locales. Il nous invite finalement à une réception en l'honneur des Tortonesi qui sont sur le point de repartir en Italie.

27 Juillet - Nous nous embarquons sur le bateau de pêche de monsieur Pedersen. Le matériel a été chargé sur un bateau à moteur qui nous suit. Après environ neuf heures de navigation avec une mer bonne, nous débarquons sur la Péninsule Wegener. Kurt Diemberger, qui n'est pas rentré avec les Tortonesi, a voulu nous accompagner et gentiment il nous aide à débarquer le matériel. Ceci fait et après s'être accordés avec monsieur Pedersen sur les dates du retour, les bateaux s'en vont. Diemberger, sympathiquement, avec son inséparable guitare nous salue en entonnant une chanson de circonstance. Maintenant nous sommes seuls, isolés du monde, sans aucune possibilité de communication. Le désir de nous essayer sur ces montagnes nous fait oublier en partie le danger de notre situation, en cas d'incident même bénin. Choisissant un espace herbeux à environ cent cinquante mètres de la mer, nous montons les tentes pour le camp de base. A 22h, le soleil brille encore haut et s'apprête à se cacher quelques d'heures derrière les montagnes de Qîoqe.

28 Juillet - Airoldi, Bernasconi, et Galli remontent la moraine jusqu'au glacier pour chercher à planter le camp d'altitude et faire une reconnaissance. Villa et moi-même nous rangeons tout le matériel du camp de base et faisons provision d'eau, en prenant avec un lasso improvisé des petits icebergs que nous faisons ensuite fondre sur le réchaud. Tard dans l'après-midi, nos trois compagnons partis en reconnaissance rentrent. Ils ont planté le camp d'altitude à deux heures de marche.

29 Juillet - Il pleut à partir de midi. Dans l'après-midi on part tous pour le camp d'altitude. L'expérience d'expéditions précédentes nous a mis sur nos gardes quant au danger des crevasses dans ces montagnes. Par conséquent, nous décidons qu'à chaque tentative nous participerons tous les cinq, divisés en deux cordées, de façon à pouvoir se secourir mutuellement. Nous parvenons, après environ trois heures de fatigant chemin sur une moraine extrêmement instable, au camp d'altitude, installé sur le glacier à environ six cents mètres au dessus du niveau de la mer. Le camp est entouré d'un magnifique amphithéâtre. En tournant les épaules vers la mer, dans un arc qui va de gauche à droite, nous avons une aiguille qui ressemble étrangement à notre Grignetta, un glacier avec une barrière de sérac qui mène à un col, un sommet avec une énorme calotte de glace, des sommets caractéristiques parmi lesquels une pyramide provocante. Au centre vers la droite, l'impressionnant mur nord du mont Agpartût (hauteur du mur : 1200 mètres environ), puis un haut glacier avec de grands remparts de sérac dans la partie médiane et finalement le contrefort des remparts qui bordent vers le nord la Péninsule de Wegener. Le temps d'admirer le panorama est cependant bref; en effet, un léger brouillard descend et il commence à pleuvoir.

 

30 Juillet - Nous mettons le nez hors de la tente et une bruine d'automne nous accueille encore, ce qui nous incite à rester dans la tente. Elle est d'ailleurs inconfortable, parce que la glace fond l'après-midi, devient plate, et le matin suivant se retrouve en tumulte; on retrouve alors la tente toute détendue. Pendant la matinée, le temps semble s'améliorer, ce qui nous conduit à partir vers 13h30 pour tenter le sommet le plus oriental. En serpentant entre les crevasses nous remontons le glacier oriental que nous avons baptisé le Glacier Brianza. Le temps redevient incertain, mais la visibilité se maintient assez bonne. Le col se présente comme un mur de glace avec des crevasses et des corniches. Nous le dépassons sur la gauche, là où la glace affleure les roches. Une corde fixe de 60 mètres est mise pour faciliter la montée et la descente, ce passage étant en glace vive et raide (de 55°-60°), très exposé aux chutes de pierres. Au col nous rencontrons des rafales de vent et du grésil. Nous appuyons à droite et traversons un plateau, attaquons la pente qui mène à la crête ouest que nous parcourons en nous tenant sous la crête côté versant sud, pour éviter les corniches. Le temps maintenant devient vraiment mauvais mais nous poursuivons en sécurité, les difficultés de la crête n'étant pas excessives. À 19h.50 nous arrivons au sommet au milieu de la tourmente. Les altimètres marquent 1780 mètres. Nous dédions ce sommet à la Ville de Carate Brianza. Nous prenons hâtivement et sans conviction quelques photos, la visibilité ayant considérablement diminuée, et rentrons rapidement, heureux de cette première victoire.

31 Juillet - Mauvais sort. Un splendide soleil dans un ciel limpide nous accueille à notre réveil. Dans l'après-midi nous descendons au camp de base puisque nous avons tous besoin d'un solide repas. Nous manquons d'eau.

1 Août - Le matin, on va vite sur la plage chercher des fragments d'icebergs poussés vers le rivage par la marée. Nous sommes chanceux et trouvons tant de glace qu'une fois fondu tout cela peut remplir deux jerricanes de 20 litres et quelques marmites.

2 Août - Camp de base. La matinée nous préparons les sacs à dos, et vers 11h30 nous partons pour le camp d'altitude. Après un bref arrêt pour prendre du matériel, vers 15h30 nous repartons. Cette fois nous remontons le glacier occidental (que nous appelons glacier Volta) pour voir s'il est possible d'attaquer de cette partie le plus grand sommet de la Péninsule Wegener : le mont Agpartût. Ce glacier est assez raide, et donc nous nous retrouvons engagé rapidement. Nous évitons la barrière de sérac à mi hauteur en nous déplaçant complètement à droite dans une rigole de glace très raide recouverte de roches cassées. Nous parvenons ainsi à un grand plateau. Sur notre gauche nous voyons deux pointes, séparées par un col : l'une est constituée d'une grande calotte de glace, l'autre d'une pyramide de roches entassées, aux formes arrondies. En attendant de pouvoir observer confortablement de l'une des d'eux pointes l'Agpartût, nous traversons le glacier d'une traite, en direction de la pente raide qui monte au col. La neige qui recouvre le plateau, travaillée par le soleil qui ne se couche pas, est la plus pourrie que l'on puisse trouver. Identifier les petites crevasses est une entreprise très difficile. Comme cela est arrivé à chacun d'entre nous pendant la première ascension, de temps en temps on sent le vide s'ouvrir sous ses pieds et l'on crie. Il faut alors vite prendre une position d'arrêt et retenir la corde afin d'éviter à la personne de tomber complètement dans le gouffre. Si nous pouvions voler nous le ferions volontiers! Dans la partie supérieure de la pente une énorme crevasse nous barre la route. Nous traversons la pente sur la lèvre inférieure de la crevasse, en direction d'un pont que l'on entrevoit à droite. Nos mouvements provoquent des petites chutes de glace qui glissent bruyamment dans la crevasse. Après avoir dépassé le pont, nous attaquons la partie finale de la pente qui maintenant est plus droite. Au fur et à mesure que nous montons, la neige change, elle devient granuleuse comme de la grêle jusqu'à former des grains gros comme des noix qui recouvrent la glace vive. Cela rend très délicat la traversée de cette plaque, puisque les crampons ne réussissent pas à mordre dans cette couche instable de glace pilée. Au col, nous prenons vers le sommet de droite et en dépassant des gros blocs de roches instables, dont le passage n'est pas difficile, nous parvenons au sommet. L'altimètre marque 1620 mètres. Il est 20h environ, nous sommes le 2 août. Nous dédions la pointe à Verano Brianza, de mon pays natal. La mauvaise qualité de la neige et les grandes corniches de la crête nous convainquent de l'impossibilité d'arriver en vie au sommet de l'Agpartût. Nous décidons par conséquent de descendre au col et d'attaquer la pente ouest qui mène au sommet de la calotte de glace à notre gauche. A 21h45 nous sommes au sommet, l'altimètre marque 1617 mètres. Nous dédions la pointe à la Ville de Côme. Nous rentrons au camp d'altitude vers heures 1h20 le 3 août. Nous avons encore les tentes à ranger et le matériel à déposer avant de descendre au camp de base.

4 Août - Dans l'après-midi, nous décidons de profiter du beau temps pour tenter un sommet entrevu pendant la première ascension. Nous partons du camp de base vers 20h30. Au camp d'altitude nous prenons le matériel et entamons l'ascension. Nous refaisons en partie le parcours de la première course et employons encore la corde fixe laissée auparavant pour arriver au col. Là se présente à nous, dans une splendide nuit arctique, le mont Carate Brianza avec son majestueux mur au Nord-Ouest. Nous revoyons l'itinéraire que nous avions suivi dans la tourmente. Mais nous ne pouvons pas nous attarder trop : un autre sommet nous attend. Un vent fort et glacial s'est levé, mais le ciel est serein. Au plateau nous bifurquons à droite en tournant le dos au mont Carate Brianza et descendons une légère pente de sérac. Tout de suite après nous attaquons en diagonale une autre pente de glace qui nous amène sur la crête, constituée de pile d'assiettes. Un mur de glace raide nous barre la route qui monte à la pointe, mais c'est l'ultime obstacle. La pointe est constituée d'énormes blocs superposés formant un grand gendarme qui fait penser aux cyclopes de la mythologie. En bas, la mer couverte par des icebergs dérivants, ressemble à une énorme plaque de cristal immobile. Sur le fond, l'inlandsis, immense, et dans le ciel limpide la lune accompagne le soleil déjà assez haut ; Il est 4h le 5 août. L'altimètre marque 1560 mètres. Nous dédions le sommet à la Ville de Lecco. Nous rentrons au camp d'altitude, démontons les tentes et, après avoir repris des forces, nous rentrons au camp de base.

 

Constatant que maintenant les conditions de neige sont de plus en plus mauvaises et qu'il y a de très nombreuses crevasses, nous devons à contrecoeur adopter la plus grande prudence et décider de terminer les explorations de ce bassin avec une montée sur l'autre versant (nord-est) de la Grignetta Arctique.

6 août - Nous passons la journée à nous prélasser au soleil (qui ne réchauffe rien). Le soir nous recevons la visite des conjoints Pedersen qui, devant accompagner un anthropologue dans un village à 30 kilomètres ont pensé à nous faire cette gentille visite. Ils nous apportent des fruits frais, des pommes provenant rien moins que de la Tasmanie qui se trouve aux antipodes du lieu où nous sommes. La gentillesse proverbiale des conjoints Pedersen, déjà expérimentée par d'autres expéditions italiennes, se trouve confirmée par cet acte d'extrême courtoisie. Nous les invitons à rester à dîner avec nous. Menu : risotto milanais et jambon de Parme avec des petits pois. Avant de prendre congé, monsieur Pedersen nous assure qu'il viendra nous prendre de très bonne heure le 12 août.

7 Août - Vers 10 heures nous partons pour inspecter le versant Nord-Est de la Grignetta et comptons en faire le tour en 5 ou 6 heures. Malheureusement, nous continuons de monter et descendre sur des moraines instables et interminables après 9 heures de marche. L'unique résultat est de nous avoir permis de voir, même si c'est de loin, le versant Nord-Nord Est du mont Carate Brianza. Autour de la Grignetta, un glacier suspendu en partie posé sur des rochers traîtres nous fait écarter toute idée d'ascension.

8 Août - Matinée. Mauvais temps. Dans l'après-midi nous voyons au milieu du fjord une très longue et assez large bande argentée sur laquelle se posent d'innombrables oiseaux. Nous en déduisons que c'est un gros banc de poissons.

 

9 Août - Nous passons une bonne partie de la journée à tenter de trouver un passage dans le torrent sinueux et encaissé qui coule environ à 300 mètres du camp de base, mais en vain. Ce passage nous aurait donné la possibilité de monter sur la montagne en forme de dôme postée à l'Est du camp de base, depuis lequel on aurait vu la partie terminale du fjord avec les sommets orientaux de Qîoqe. Nous regrettons l'absence d'un bateau pneumatique qui nous aurait permis d'éviter l'obstacle de la mer.

10 Août - Vers 5 heures on entend un étrange bruit provenant de l'embouchure du fjord. Nous montons au dessus du camp pour voir, et constatons que deux grosses baleines, émergeant pour respirer, provoquent ce bruit sourd. Le ciel est couvert et dans l'après-midi il se met à pleuvoir.

11 Août - Pendant la nuit, les premières neiges sont tombées jusqu'à 700 mètres d'altitude environ. Nous commençons à rempaqueter le matériel et démontons une tente. Le soir, nous rassemblons dans un trou toutes les boites de lait et nous jetons dessus de gros cailloux. À minuit nous mettons le feu à un grand tas de papier, de boite, de bois, de vieux vêtements, etc. Notre intention est de laisser ce lieu propre et en ordre comme nous l'avions trouvé ; dans une bouteille, que nous accrochons avec deux clous à un rocher qui protège notre tente, nous introduisons un message signé. Il fait froid et nous nous attardons prés du feu jusqu'à ce qu'il s'éteigne. Nous rentrons dans nos tentes. Cependant personne n'a envie de dormir. L'anxiété du retour, le souvenir de ses proches, les émotions éprouvées dans cette très belle aventure nous empêchent de trouver le sommeil. Vers 2 heures, un vent fort se lève qui nous fait frissonner dans notre sac de couchage. Vers 3h30 je me lève et je me mets à scruter l'horizon. Monsieur Pedersen nous avait dit qu'il arriverait vers 4 heures. Le vent souffle avec encore plus de force et la mer grossit; cela me préoccupe un peu. Le bateau doit partir d'Umanak le 14 à 7 heures. C'est pourquoi nous devons arriver à tout prix au port avant la journée de demain. Enfin voilà que vers 7 heures le vent faiblit et vers 7h40 j'aperçois un bateau qui se dirige vers nous. Tout de suite monsieur Pedersen s'excuse ! Le bateau prévu a été abîmé et il ont dû venir avec celui qui doit servir pour le matériel. Le vent recommence à souffler et l'état de la mer ne nous permet pas de nous embarquer. Il faut attendre. Vers 13 heures le capitaine, questionné par monsieur Pedersen, dit qu'il pourrait tenter un départ en se réservant la possibilité de retourner précipitamment au rivage au cas où la navigation ne serait pas sûre. Nous embarquons vers 13h20, en laissant tout le matériel sur la plage. Ils reviendront le prendre dans le prochain voyage. Le bateau est un peu surchargé, le bord sort un peu de l'eau et cela nous met un peu mal à l'aise. Mais, en ayant déjà expérimenté l'habileté de ces navigateurs, nous nous confions à eux les yeux fermés. Dès la sortie du fjord, la direction du vent change et soulève des embruns qui nous atteignent en nous glaçant. Nous regrettons amèrement d'avoir laissé nos imperméables bleus parmi les bagages. Les esquimaux (tout heureux) mettent vite pantalon et gilet en peau de phoque. Heureusement, après environ 4 heures de navigation, nous pouvons monter sur le bateau réparé de monsieur Pedersen.

 

Dans sa cabine chaude nous nous restaurons et nous continuons le voyage jusqu'à Umanak que nous rejoignons vers 21h50. Le vent a étendu un voile de glace subtile sur l'eau du port, en soudant entre eux les innombrables icebergs qui pullulent. Nous passons la soirée chez les époux Pedersen, qui nous offrent un dîner succulent à base de saumon, de harengs, de rôti, etc., le tout arrosé d'un excellent vin blanc de Reno. C'est une soirée inoubliable en compagnie de ces deux personnes d'une extrême et exquise gentillesse, telle que nous ne trouvons pas les mots pour les remercier.

13 Août – Nous passons la journée à nous promener à Umanak ; dans l'après-midi nous rempaquetons les derniers colis de matériel que les esquimaux sont allés chercher.

14 Août – Vers 6h20, de la fenêtre de notre chambre (dans le même appartement que celui réservé à notre arrivée) je vois entrer dans le port le bateau qui nous emmènera à Egedesminde. Nous nous embarquons à 7h30 après avoir pris congé des époux Pedersen et avoir été chaleureusement salués sur le quai par une bonne partie de la population. Peu avant le départ, nous voyons hisser sur la vergue de la maison Pedersen le drapeau danois. Quand le bateau commence à bouger, une salve de fusil nous salue. Cet extraordinaire monsieur Pedersen, monté sur le dos de son aide Joseph, nous envoie un dernier salut. Nous répondons en agitant des mouchoirs à celui qui nous salue de façon si insolite, et après un dernier regard à Umanak, nous entamons le voyage de retour.

Traduit par Alain Dutrevis, Janvier 2003. (Corrigé par Renée Darnay, Février 2003)

Notes techniques : La zone est caractérisée par des roches cristallines stratifiées de diverses dimensions et de diverses couleurs. Les tonalités vont du gris au brun en passant par le jaune, le vert, le rouge. La roche est de très mauvaise qualité. L'alternance de couches formées de pièces de petite, de moyenne ou même de grosse dimension, à cause du gel fréquent, rend très dangereuses les ascensions. Par conséquent nos parcours ont été effectués principalement sur la glace, en limitant la roche aux passages obligés et aux crêtes sommitales. Avec de meilleures conditions de glace, on aurait pu tenter l'Agpartût qui est le sommet le plus haut de la Péninsule Wegener. Mais la longue crête de glace partant de la Pointe Côme en direction Est et portant à une dent caractéristique rejoignant l'Agpartût par le Sud, demande des conditions de neige excellentes à cause des nombreuses crevasses. Les quatre sommets que nous avons gravis sont à classifier de difficulté moyenne avec des passages difficiles. Clous employés : 3 broches à glace toutes récupérées, 2 pitons dont 1 seulement récupéré. Une corde de 6 mm de diamètre et 60 mètres de long employée comme corde fixe, n'a pas été récupérée.

 

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